Quand on pense à l’utilisation des outils numériques au travail, on se dit : « ça va plus vite »…c’est sûr qu’un tableur vous permet de faire des calculs que vous faisiez avant à la main (il y a…longtemps !). Mais au-delà d’une rapidité de calcul, quels impacts peut avoir l’utilisation des outils numériques sur la charge mentale ?
Autant la pénibilité physique est une notion que chacun peut facilement imaginer, avec ses impacts visibles : mal de dos, troubles musculo-squelettiques, etc, autant la charge mentale est une notion plus difficile à appréhender et à mesurer car les impacts sont invisibles et sa définition même ne fait pas l’objet d’un consensus. Tout d’abord…
…qu’est-ce que la charge mentale ?
Dans une étude que j’ai réalisée en juillet 2016 avec ma collègue Julie Finnerty (« L’impact de l’utilisation des outils numériques sur la charge mentale des salariés »), nous avons recensé pas moins de 12 définitions de la charge mentale (non exhaustives), les unes complétant les autres. Je vais me contenter ici de résumer cette notion en donnant quelques ingrédients qui entrent dans sa composition :
- exigences de la tâche,
- ressources disponibles,
- interactions nécessaires entre l’opérateur et la tâche (recours à l’expérience, stratégies, anticipations, planification…),
- niveau de performance attendu,
- environnement de travail,
- motivation,
- ressources mobilisables,
- tâches requises par ailleurs,
- représentation de la situation,
- sens donné à la tâche,
- rapport au travail,…
On voit par ces éléments que la charge mentale admet des différences inter-personnelles et intra- individuelles ; une même tâche ne produira pas la même charge mentale chez deux personnes (qui n’ont pas la même expérience, le même rapport à cette tâche…), et une même personne ne connaîtra pas la même charge mentale à deux moments différents (selon ses ressources du moment, les autres tâches qu’elle doit réaliser…). Il peut y avoir une surcharge, ou une sous-charge ; entre les deux, une zone de confort. Par ailleurs, on comprend que la charge mentale sous-tend deux versants : la charge mentale cognitive et la charge mentale psychique.
L’enquête que nous avons réalisée dans notre étude, auprès de plus de 800 salariés, montre que tous les facteurs de charge mentale que nous évoquons ici sont présents chez les salariés, en liaison avec l’utilisation des outils numériques (ON) :
Charge mentale cognitive
En effet, l’utilisation des ON est caractérisée par ce que Lahlou a appelé les « attracteurs cognitifs » : des éléments matériels ou immatériels qui se présentent simultanément à l’individu. Votre smartphone émet un petit bip et vous ne pouvez vous empêcher d’interrompre votre interlocuteur pour au moins jeter un œil au sms, vous avez perdu le fil de la conversation. Vous travaillez sur un document important sur l’ordinateur quand un pop-up vous signale l’arrivée d’un email et voilà votre concentration happée par une demande « urgente ». L’auteur parle du syndrome de débordement cognitif accentué par tous les attracteurs cognitifs (qui ne sont pas que numériques, d’ailleurs) ; il souligne comme effet la tendance à la procrastination et la frustration de n’avoir pas pu accomplir les tâches importantes prévues.
L’immédiateté, très liée à l’utilisation des ON, avec les injonctions à la réactivité, augmente la charge mentale cognitive en réduisant les possibilités d’anticipation et de planification. Et cet effet est aggravé par l’accroissement exponentielle des flux d’information et la facilité de communication, avec pour conséquences des demandes de tâches plus fréquentes (parfois des tâches très secondaires mais qui viennent polluer les capacités cognitives) et des activités fragmentées. L’attention est sans cesse détournée, partagée entre plusieurs tâches ; et il faut un effort cognitif supplémentaire de remise en contexte d’une tâche, de re/déliaison entre différentes tâches, de réévaluation des ressources cognitives et temporelles.
De plus, on constate l’apparition du « méta-travail », une nouvelle forme de travail composée de tâches d’organisation et de coordination entre les activités : mémorisation des différentes activités parallèles, mise en perspective entre les activités, réinvestissement dans une tâche antérieure, mais aussi plus de logistique et de besoin de communication. Voir à ce sujet les travaux de Bobillier Chaumon notamment.
Et cerise sur le gâteau, ces effets peuvent être sans fin car les outils numériques permettent des sollicitations à toute heure et en tout lieu, puisque nous avons tellement de mal à nous passer de notre smartphone qui nous permet de consulter sms et emails en permanence (voir mon post précédent www.linkedin.com/hp/update/6213040956384518144).
Charge mentale psychique
Pour le versant psychique, la charge mentale est peut-être encore plus difficile à appréhender. On peut citer comme exemple la perte du caractère relationnel dans les communications médiées par les ON (n’avez-vous jamais envoyé un mail à votre voisin de bureau alors que vous pourriez aller le voir directement ?). Le glissement est léger, il ne semble pas nocif en soi, mais il favorise l’isolement social. En analysant cette situation, on constate que le manque de relationnel modifie les modes d’encadrement et de communication, et peut conduire au sentiment de manque de soutien (de la part de la hiérarchie ou des pairs).
En lien avec ce que j’ai dit sur la frustration de ne pas pouvoir réaliser les tâches importantes car nous sommes pris par des tâches parasites, il y a la perte de sens du travail (beaucoup d’articles sur le brown-out circulent ces temps-ci…). La perte de sens résulte aussi de l’absence de cohérence entre les différentes tâches réalisées, et de la fragmentation du travail (d’où la nécessité du méta-travail de remise en liaison des tâches). La motivation est également impactée dans ce contexte.
Enfin, un point non négligeable en termes de charge psychique, la porosité entre sphères professionnelles et privées liée à l’utilisation des ON a des conséquences sur les relations entre les sphères d’activité. Le débordement des activités professionnelles dans la sphère familiale peut engendrer des tensions entre les membres de la famille. De même que des sollicitations personnelles trop fréquentes au travail peut engendrer un malaise pour le travailleur, voire une culpabilité. L’omniprésence des ON peut de plus empêcher les salariés de se dégager de leurs préoccupations professionnelles (réception d’emails à toute heure…) ce qui peut réduire les capacités de récupération et conduire aux troubles du sommeil. A un stade avancé, les salariés qui ont le moins de distance à leur travail ont un risque accru d’épuisement professionnel (burn-out).
Et le positif ?
Nous y revenons…Bien sûr, l’utilisation des ON comporte aussi des aspects positifs qui peuvent constituer des ressources qui compensent les différentes charges mentales engendrées que je viens d’évoquer. Quelques ressources qui sont apparues dans notre enquête concernent l’autonomie acquise grâce aux ON, le sentiment d’être efficace dans son travail, et le gain de temps dans les déplacements. Pour l’autonomie, nous pouvons citer la possibilité de gérer son temps, de finir un dossier ailleurs qu’à son bureau, de travailler avec des collaborateurs à distance… Cette sacro-sainte autonomie (surtout pour les cadres) est considérée comme un apport important des ON et constitue le principal frein aux tentatives de régulation par des règles de déconnexion (voir mon post précédent). L’acquisition d’autonomie apparaît cependant moins dans notre enquête (67% des personnes) que les situations de pression et de demandes de réactivité (81%) facilitées par l’utilisation des ON.
Le sentiment d’être efficace dans son travail rejoint le sentiment d’efficacité personnelle (SEP, notion développée par Bandura), puissant moteur de motivation. Le salarié peut se sentir efficace grâce notamment aux capacités énormes de calcul des ordinateurs, la rapidité d’accès aux informations utiles ou de production. Ce sentiment peut aussi s’accompagner du sentiment d’être performant dans l’utilisation des outils numériques.
Enfin, en termes de logistique, les ON permettent sans conteste de gagner du temps, ou du moins de ne pas en perdre, lorsqu’une visio-conférence est possible, lorsqu’une information importante de dernière minute est reçue sur son smartphone et évite d’avoir à revenir au bureau consulter ses emails, ou lorsque l’agenda électronique partagé permet à tous les collaborateurs d’organiser les activités.
Il est certain, les outils numériques nous permettent de faire beaucoup de choses que nous ne pouvions pas faire avant, et beaucoup plus rapidement. Mais ils s’accompagnent de nouvelles formes de charge mentale, aussi bien cognitive que psychique…alors comment valoriser les aspects positifs apportés par les outils numériques afin que les salariés n’en paient pas le prix fort ?
Références :
Lahlou (2002). Travail de bureau et débordement cognitif. Dans Jourdan, M. & Theureau, J. Charge mentale : notion floue et vrai problème. Toulouse : Octarès.
Bobillier Chaumon, M.-E, Sarnin, P., Cuvillier, B., & Vacherand-Revel, J. (2015). L’activité médiatisée des cadres par les technologies : de nouvelles pratiques pour de nouvelles compétences ? In C. Felion & L. Lerouge (Eds), Les cadres face aux TIC : enjeux et risques psychosociaux au travail. Paris : L’Harmattan.Bandura
Bandura, A. (1997). Self-Efficacy : the Exercise of Control. New York : Freeman.